La nuit ne dormait pas
Galerie Bertrand Gillig
solo show – 2019 – Strasbourg





















La nuit ne dormait pas
Moins que des mots, plus que vivants
La forêt et la nuit ont cela de commun qu’on les définit par le manque, par l’absence de quelque chose. La nuit est l’absence de jour ; c’est ce dernier que nous avons élu, nous humains, comme temps de l’action et de l’éveil. La nuit est donc le temps de notre absence au monde. La forêt, dans son sens initial, est un « territoire soustrait à l’usage général ». Elle apparaît dès lors qu’un homme, qu’un État cherchent à domestiquer la terre ; elle est un obstacle au défrichage, à la culture, à l’élevage – ce qui est sauvage et se refuse à la domestication. De fait, forêt et sauvage ont une
racine commune : silva. Comme l’écrit Philippe Descola : « Est sauvage, on le sait, ce qui procède
de la silva, la grande forêt européenne que la colonisation va peu à peu grignoter. […] Pourtant, si [les] différents attributs du sauvage dérivent sans doute des caractéristiques attribuées à un environnement bien particulier, ils ne forment un tout cohérent que parce qu’ils s’opposent terme à
terme aux qualités positives affirmées dans la vie domestique. […] L’on voit mal comment la notion même de sauvagerie aurait pu exister dans un monde préagricole où elle n’était opposée à rien […]1. »
La forêt, c’est donc ce qui s’oppose, ce qui vient contredire ou contrarier. Elle est presque par essence un « territoire en lutte2 » face au besoin de maîtrise de l’homme, et il y a toujours quelqu’un pour dire « transformons tout cela en terres arables » et ensuite « plantons des arbres et
créons à nouveau la plus belle des canopées », quand en réalité il faudrait se taire et laisser faire, en toute humilité – se rappeller que ce qu’on appelle forêt ne nous a pas attendu pour en être une , et que nous sommes d’ailleurs en train de courir à sa perte. Forêt et nuit sont des mots ; les mots ont été façonnés par les hommes. Dans les tableaux de Bruno Gadenne, les mots forêt et nuit n’existent pas, ce sont à peine des sons qu’on balbutie. Forêt et nuit sont simplement là, ou plutôt semblent être là, comme on serait face à une apparition. Les hommes s’y effacent, s’y mêlent, s’y soustraient et laissent faire. On ne sait pas s’il s’agit d’un temps archaïque du pas encore, ou d’un temps à venir, un temps de l’enfin. Il ne s’agit pas pour le peintre de se faire le conteur d’un Éden perdu, de ré-activer le fantasme de la forêt primaire et vierge ; Bruno Gadenne voyage, il arpente et explore les lieux qu’il peint et a pleinement conscience de la disparition quasi-totale, aujourd’hui, de territoires absolument vierges de toute empreinte humaine. Les immenses forêts qui résistent encore aujourd’hui sont des forêts secondaires, résultant d’une interaction avec les hommes. De fait, ce
sont eux qu’on aperçoit dans les tableaux, présences discrètes et pourtant en mouvement : les hommes peints vont par deux et luttent entre eux, s’empoignent, s’enlacent – on ne sait pas vraiment. Ces luttes érotiques, brutales, ne visent pas la forêt qui semble ici spectatrice indifférente,
imperturbable. L’homme a fait de l’homme son propre adversaire, et voilà que les éléments, végétaux, minéraux, sont enfin tranquilles. La forêt, lieu qui résiste, accueille les luttes figées de ces couples qui bientôt s’endormiront, dans la fraîcheur humide du sol invisible sous les fougères. On
pense que lutter, résister, c’est chercher à maintenir constamment une distance ou une opposition ; dans la forêt, pour ces couples, la lutte semble être une recherche de l’union, sensuelle et naturelle, une fusion de tout le vivant, qu’il soit humain comme nous ou tout autre chose. La lutte, parfois
contre une partie de soi, consiste à vaincre celui qui veut abattre, transformer, maîtriser, afin d’atteindre une harmonie, une sensation d’unité, quand bien même celles-ci sont éphémères ou inquiétantes.
L’inquiétude hante les tableaux de Bruno Gadenne depuis plusieurs années maintenant ; elle réside dans cette temporalité ambiguë dont on ne sait s’il s’agit d’une fausse nuit ou d’une vraie pénombre, d’une forêt réelle ou imaginaire. Bruno Gadenne préfère parler de non-temps plutôt que de temps arrêté, et il ne fait aucun doute qu’autant que forêt et nuit ne sont que des mots, temps aussi est une invention. Le peintre ajoute qu’il s’agit davantage de faire le geste de plonger les choses dans la nuit, plutôt que de la représenter ; une expérience d’immersion et de projection. L’obscurité semble se déposer par couches, et permettre justement de souligner cette recherche d’unité et d’harmonie – presque, de réconciliation. Pour autant, rien n’est résolu et rien n’a lieu sans heurts ; quand les hommes ne sont plus visibles, qu’on les imagine assoupis ou détendus, le feu puissant et lumineux fait son entrée ; c’est le temps, alors, d’une autre lutte.
J’ai dit plus haut que dans les tableaux de Bruno Gadenne, forêt et nuit n’étaient pas encore des mots, peut-être tout juste des balbutiements ; en fait, c’est un goût avant tout. Forêt et nuit sont à l’orée de la bouche comme on est au seuil d’une grotte. On les a, comme on dit, sur le bout de la langue. C’est à la fois un goût et la sensation de chercher ses mots : forêt et nuit, chez Bruno Gadenne, sont des entités qui vont poindre, dont on ne sait, comme dans les grottes qu’il peint, si on est en train d’en sortir ou d’y rentrer. Forêt et nuit sont à la limite d’être prononcés et pourtant, toujours, demeurent dans l’innommé du pas encore ou de l’enfin.
1 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2018 [é.o. 2005], p.992
2 Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts : habiter des territoires en lutte, Paris, Zones, 2017
Nina Ferrer-Gleize, août 2019